Suite à la question d’un lecteur sur un manuel contemporain de Grosselin, à savoir si certains instituteurs avaient pu « mixer » la phonomimie de Grosselin avec d’autres méthodes de cette époque, voici quelques livres de cette période. La liste n’est pas exhaustive: faites-nous part de vos trouvailles!
Vous pouvez aussi consulter l’excellent site: http://www.le-temps-des-instituteurs.fr/ens-francais-methodes-19e.html
J’ai consulté le travail de Madame Christiane JUANEDA-ALBAREDE, auteure d’une thèse en 1990 à Paris-Sorbonne « l’Enfant et l’apprentissage de la lecture en France au XIXème siècle » (4), et de deux articles pour l’Association Française pour la lecture en 1990 (1).
Je vous présente ici quelques méthodes, mais il en existait au 19è siècle des centaines! En se penchant sur cette question, on découvre que la recherche sur l’enseignement de la lecture est extrêmement récente: elle n’a en effet pas plus de deux cents ans. Au cours du 19è siècle, beaucoup prennent conscience que cet enseignement de la lecture n’est pas au point. Chaque auteur de méthode essaye de progresser sur un point ou l’autre, tous étant unanimes pour dire que cet enseignement est ardu, « aride et ingrat » dit Cuissart, et beaucoup trop lent.
Beaucoup pensent qu’il faut abandonner l’épellation, c’est à dire bé-a ba, mais ne savent pas trop comment faire: Regimbeau fait dire be-a ba, on passe de bé à be…, à la page 9, il propose même de lire les lettres de gauche à droite puis de droite à gauche!
Néel, très primé, propose la même épellation avec be, et fait prononcer la voyelle avant la syllabe: a -cha, eau-peau ,chapeau. Il fallait bien inventer une nouvelle épellation, mais je ne suis pas sûre que ce soit plus simple!
Le deuxième problème est la division typographique des syllabes. Moulinier met des tirets, et sépare les mots d’une barre verticale, les autres mettent des tirets, des points ou des espaces entre les syllabes, ou font un silence à la lecture, avec parfois un découpage inattendu: su.i.f .
Certaines méthodes préconisaient la mémorisation de toutes les syllabes possibles de la langue française avant d’aborder le mot : de quoi dégouter les plus vaillants!
S’ajoutaient aussi des difficultés de prononciation dues aux langues et prononciations régionales : pour certains enfants, le français s’apparentait à une langue étrangère.
La plus ancienne méthode en ma possession: « Alphabet ingénieux », de Jean Moulinier et Pierre Gobain (1815).
Ce sont des comiques, MM. Moulinier et Gobain: après 4 tableaux comme celui-ci, viennent des pages et des pages de prières… et avec cet alphabet, on apprend à lire en « peu de jours »! Des comiques , je vous dis! Je pense que les enfants récitaient par cœur leurs prières, ce qui faisait plaisir aux bons frères des Écoles Chrétiennes!
La « Citolégie* » de Dupont(1814).
* »citolégie »: mot inconnu du dictionnaire, on peut supposer une étymologie latine: cito,avi,atum,are: ‘provoquer, susciter’, et lego, legis, legere, lectum: ‘lire’
M.Dupont pense à juste titre que pour lire, il faut être « orienté », d’où les petits exercices d’orientation de la 1ère leçon.
« Cours de lecture mnémonique », par Eusèbe Gorgeret (1821)
Il s’agit ni plus ni moins d’une méthode globale, puisqu’il s’agit de mémoriser les mots que l’auteur veut attractifs en présentant des animaux… Peu d’élèves devaient sortir lecteurs, et on comptait à cette époque jusqu’à quatre ans pour apprendre à lire!
« Dans toutes les écoles,il fallait au moins trois ans à l’enfant, même le plus studieux, pour savoir lire passablement, et encore très peu y parvenaient-ils! »
On comprend, avec cette citation de Mr Gorgeret, que la durée de cet apprentissage de la lecture et ses résultats médiocres amena une prise de conscience : il fallait améliorer aussi cet aspect de l’apprentissage. Cette prise de conscience est légitime puisqu’en effet, avec une méthode appropriée, un enfant apprend à lire rapidement (entre trois et six mois). Pourtant, le courant actuel parle encore de deux à trois ans pour l’apprentissage de la lecture (2).
« Apprendre à lire en chantant », par M. Gavoy (1830)
Le livre ne nous indique pas la mélodie, l’auteur parle de coups de tambour qui rythmeraient la lecture: à chaque coup, on émet une syllabe d’un trait, sans épellation. M.Gavoy présente sa méthode comme ludique, ce qui mérite d’être relevé, car peu d’enseignants se préoccupent de l’aspect ludique de l’apprentissage à cette époque!
La Méthode Peigné (Edition 1851)
On se demande comment on faisait pour passer de la 1ère classe, ou 1ère leçon, à la deuxième! A part le rabâchage, on imagine difficilement comment mémoriser tout cela! Et aucune indication de temps n’est indiquée : combien de temps restait-on sur chaque leçon?
La Méthode Peigné (Edition 1898)
Nette amélioration par rapport à l’édition de 1851.(ci-dessus)
La méthode Peigné apporte une réelle nouveauté, avec une méthode rationnelle, organisée, progressive, construite en 3 procédés ou leçons, et un petit paragraphe pédagogique d’introduction ; et dès que les premières syllabes lues sont assimilées, on s’en sert pour lire des mots. Reste que la lecture s’apprend toujours en répétant be-a ba.
Les règles de découpage des syllabes d’un mot sont très clairement expliquées (page 5).
« Méthode naturelle de lecture », par J-L Anderhuber (1854)
Il suffirait de connaitre toutes les syllabes pour savoir lire!
La méthode de Madame Naslin (1862)
Madame Naslin propose une méthode globale en partant du mot entier, et appelle sa méthode méthode naturelle car elle aborde la lecture comme on apprend à parler à un enfant: par mots entiers, en choisissant des mots qui ont trait au quotidien des enfants. L’enfant apprend des mots par cœur, puis à partir de ces mots connus construit de nouvelles phrases.
Méthode de lecture Villemereux (1863)
L’auteur a à cœur de présenter des mots à lire pour que la recherche de sens soit présente dès le début de l’apprentissage.
« Le procédé phonomimique » de Grosselin (1864)
C’est véritablement Marie Pape-Carpentier qui a fait du travail de Grosselin une méthode de lecture.
La Méthode Néel (1875) a aussi été primée plusieurs fois:
Composée de 3 livrets.
Néel classe les consonnes: labiales, dentales, gutturales, liquides, sifflantes. A l’aide de 2 baguettes, il montre dans le tableau à double entrée une consonne et une syllabe: l’élève doit construire mentalement sa syllabe et la prononcer en une seule émission de voix.
Il pense que « la lecture aide au progrès de l’écriture et réciproquement ».
La Méthode Cuissart, (1882) ,du nom de son concepteur, eut un grand succès .
Dans le premier livret, l’élève apprend les syllabes simples, dans le deuxième les sons digrammes. Cette méthode propose une vraie démarche pédagogique en proposant un vrai dialogue avec les enfants.
Il propose un apprentissage concomitant du dessin.
L’alphabet de Louis Thollois (1889) :
Mr Thollois a écrit un guide pour utiliser ses lettres mobiles. Cette méthode ajoute donc la manipulation des lettres mobiles, ce qui est une réelle avancée pour l’apprentissage.
Un article de ce blog lui a été consacré. Voir ici.
Voilà le Syllabaire Regimbeau (1890):
Regimbeau nomme « son pur » les voyelles y compris digrammes (an-un-on…) et « son articulé » les sons composés d’une voyelle et d’une consonne. Il fait prononcer la consonne par le son qu’elle émet, comme si elle était suivie d’un e muet. Il fait lire les syllabes sans épellation.
Méthode de lecture à l’usage des Écoles de l’Instruction Chrétienne (1891)
Sépare les syllabes par un tiret.
Méthode Cuir -Loez (1892)
Soigne la présentation avec l’arrivée d’une couleur! On nous explique même comment teinter les craies blanches en craies rouges pour pas cher, en les laissant tremper pendant quelques jours dans un bain de fuchsine… La méthode propose des histoires à la portée des enfants, avec du vocabulaire à leur portée, avec un vrai souci pédagogique.
La Méthode Guyau (1893)
Comme le suivant, ce manuel repose sur un apprentissage des sons, que l’auteur propose de réaliser à partir du procédé phonomimique. La lecture ensuite ne pose pas de problème, en lisant les syllabes puis les mots sans les épeler.
Méthode Renault (1896)
Nous voilà arrivés à la fin d’un siècle de recherches : ce manuel est quand même incroyablement plus abouti que ceux du début du siècle! Cette méthode propose simultanément l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, à l’aide de cahier édités à part. ‘L’enfant ne lit que ce qu’il comprend’, ‘tous les mots sortant du cercle de ses connaissances ont été éliminés’
‘La classification suivie dans les deux livrets permet l’emploi du procédé phonomimique’. Cette dernière phrase est très intéressante: cela signifie que la phonomimie de Grosselin était déjà si bien connue qu’on lui adaptait des manuels de lecture.
Le premier article de Madame Juaneda Albarede présente de façon plus détaillée que ci-dessus quelques méthodes de cette époque.
Le deuxième article de Madame Juaneda Albarede se focalise sur les méthodes qui privilégient la compréhension : les méthodes qui abordent directement les mots entiers, donc la méthode globale. D’après l’auteure, il s’agit d’une réelle révolution, d’une innovation ; on peut convenir qu’il s’agit d’une révolution de l’apprentissage, mais notre universitaire n’aborde nulle part les résultats de cette méthode. Un siècle et demi plus tard, nous sommes encore en train de colmater la brèche de l’illettrisme créée par la méthode globale. Certes, la recherche autour du développement de l’enfant qui accompagne cette période est intéressante, mais tomber dans le tout visuel tel qu’il est mis en valeur chez les créateurs de cette méthode condamne ‘de facto’ ceux qui ont une intelligence auditive ou kinesthésique.
Ce qui est étonnant, c’est que Madame Juaneda-Albarede, dans les articles consultés, ne mentionne pas la phonomimie de Augustin Grosselin. Cela parait invraisemblable, alors que c’est la seule méthode de cette époque qui soit encore utilisée de nos jours! Elle en parle certes dans sa thèse, mais avec un postulat de départ erroné puisqu’elle présente cette méthode comme conçue pour les enfants sourds, ce que dément le biographe de Grosselin, dans la biographie éditée l’année même de sa mort(3). Elle précise tout de même que ses travaux eurent une audience considérable(4), et que effectivement, c’est parce que Marie Pape-Carpentier, directrice des salles d’asile, écrivit son ‘Enseignement de la lecture’ à partir du travail de Grosselin, que celui-ci connut un tel essor. Or que je sache les Salles d’asile n’était pas des instituts pour jeunes malentendants!
Augustin Grosselin s’inscrit dans un vrai courant de recherche en matière d’amélioration des apprentissages et d’amélioration de l’accueil des enfants. C’est l’époque de la création des salles d’accueil avec Marie Pape-Carpentier, puis de la création des maternelles avec Pauline Kergomard. A l’époque, les classes pouvaient compter de 200 à 300 enfants! C’est aussi l’époque de Jules Ferry et de la mise en place de l’école publique, aboutissant quelques années plus tard à l’interdiction des congrégations enseignantes en France et leur exil dans les pays limitrophes.
A la lecture des anciens livres, on peut constater que chacun essaie de présenter une formule innovante: « on n’épelle plus (épeler= bé-a ba) mais on étudie le son ou l’articulation (l’articulation étant le son combiné d’une consonne et d’une voyelle émis en un seul son: ba- bo- bu…, ce qu’on appelle aujourd’hui ‘la combinatoire’), on propose l’apprentissage simultané de la lecture et de l’écriture ». D’autres proposent l’apprentissage simultané de l’arithmétique, de l' »observation » (= sciences naturelles) (Néel), ou du dessin (Cuissart). Ce qui pourrait signifier que précédemment, le programme de l’école se résumait au seul apprentissage de la lecture.
La question du sens n’est que très rarement abordée, question pourtant fondamentale. C’est d’ailleurs cette question du sens qui entrainera l’apparition de la méthode globale, ses créateurs pensant qu’un enfant mémoriserait facilement un mot dont il connaissait le sens. L’idée est bonne, la réalisation beaucoup moins! C’est cette erreur d’interprétation, et la volonté d’être au plus près des attentes des enfants qui a précipité tout le courant de la globale, or faire du syllabique n’implique pas de méconnaitre la psychologie de l’enfant. Grosselin, avec ses petites histoires gestuées, est sûrement celui qui ‘colle’ au plus près de ce qu’est un enfant, et lui apporte le sens par un déchiffrage extrêmement rapide.
Toutes ces méthodes sont assez proches dans leurs propositions. Seule la phonomimie d’Augustin Grosselin tranche, avec sa proposition d’un enseignement gestuel, le geste ayant pour but de faciliter et consolider la mémorisation. Aucune autre méthode n’aborde l’apprentissage de la lecture avec une telle modernité. La psycho-motricité n’était pas balbutiante, elle n’existait pas! Les conclusions des neuro-sciences (5) au 21ème siècle font de Grosselin un visionnaire!
La méthode Borel-Maisonny n’a fait qu’en reprendre les gestes en les adaptant pour la rééducation, les Alphas disent s’en inspirer (6) avec leurs lettres personnalisées et gesticulantes (au sens d’autrefois de « qui font des gestes »), mais comme les Alphas ne font faire aucun geste au lecteur, mais seulement à leurs lettres, on peut difficilement parler de phonomimie. C’est comme si je pensais faire du foot en regardant un match à la télé!
Le 19è siècle a donc vu se développer une grande quantité de méthodes d’apprentissage de la lecture. Il serait intéressant de faire le même constat pour le 20ème siècle, durant lequel ont fleuri également énormément de méthodes, de la globale, de la semi-globale, de la syllabique, de la phonémique… Elles sont le fruit de recherches constantes en ce domaine, ce qui en soi est très positif, à condition de reconnaitre ses erreurs quand il y en a, et de ne pas imposer aux enfants des méthodes hasardeuses aux résultats plus que contestables.
L’objectif à ne jamais perdre de vue est de donner à tous « le permis de lire »!
(1) Christiane Juanedat-Albarede – revue Actes de Lecture, de l’Association française pour la lecture, n°37 (mars 1992), et n°38 (juin 1992).
(2) « Au terme des trois années qui constituent désormais ce cycle, (le cycle 2) les élèves doivent avoir acquis une première autonomie dans la lecture de textes variés, adaptés à leur âge. » Programme officiel sur http://www.education.gouv.fr
(3) L.Bourguin « Une chose assez étrange, mais qui m’a été plusieurs fois attestée par lui-même, c’est qu’en composant son alphabet gesticulé, M.Grosselin n’avait eu en vue que les enfants entendants » – Notice Biographique de Augustin Grosselin page 45 – Éditions Alphonse Picard 1870.
(4) « Cent ans de méthodes de lecture » de Christiane Juanéda Albarède, Albin Michel Éducation – 1998 pages 39-40
(5) https://www.youtube.com/watch?v=dZqW5cOSKlc&feature=youtu.be
(6) « On peut également la considérer (la phonomimie de Grosselin,ndlr) comme l’ancêtre de la méthode de la Planète des Alphas qui incarne les correspondances phonèmes/graphèmes à l’aide de petits personnages visibles, audibles, touchables, à l’histoire et au caractère facilement mémorisables. Grosselin explique cela ainsi : « Dans l’enseignement de la lecture, tel que le comprend la Phonomimie, l’activité enfantine est sollicitée par la manière dont les éléments phonétiques sont transformés pour ainsi dire en personnages qui vivent devant les jeunes élèves, et le plaisir qu’ils ont d’entendre leur histoire entraîne pour eux une rapide reconnaissance des lettres par lesquels ces éléments s’expriment. » (dans ‘ecolereferences.blogspot.fr)