La « Boite à lettres’ ne propose aucun moyen numérique aux enfants. Est-elle donc vouée à disparaître, ou au contraire peut-elle devenir un outil encore plus utile du fait de ses spécificités?
De toutes parts nous arrivent des infos qui vantent le numérique, qui le placent même comme l’outil qui parviendrait -enfin- à bout de l’échec scolaire. Face à une telle éventualité, cela vaut la peine de réfléchir !
Il paraît que le numérique change les pratiques pédagogiques.
Extrait du blog lebusdestechnologies.fr :
« Le « Mammouth » de l’Éducation nationale accomplit également sa mue digitale. Le Plan Numérique, mis en œuvre dès la rentrée 2016 a pour objectif de développer des méthodes d’apprentissages innovantes et de préparer les élèves aux emplois digitaux de demain. De nouveaux programmes ont été conçus pour l’école maternelle jusqu’au lycée et des ressources numériques éducatives pour les élèves de CM1 jusqu’en 3è sont déployés pour faire des élèves de futurs citoyens aguerris à la culture numérique. »
Le numérique à l’école entre 4 et 7 ans.
Le courant actuel largement dominant laisse à penser que l’ère du numérique va mettre fin à tous les problèmes que les enfants rencontrent dans leurs apprentissages. Cette hypothèse paraît très intéressante, et il est certain que le numérique a et aura un impact grandissant au cours des études de nos enfants. Reste que les articles sur le sujet manquent souvent d’une précision essentielle, ce qu’en maths on appellerait le « domaine de définition », à savoir à quel public on s’adresse.
Christophe Castro (1) tout en incitant à se jeter à fond dans la mise en place du numérique à l’école, illustre parfaitement mon propos. « Les outils numériques apportent une conception radicalement nouvelle de ce qu’est apprendre : c’est un monde ouvert, plus collaboratif qu’individuel, où a priori la hiérarchie n’existe pas, où le jeu permet la découverte, où l’on peut échanger avec des centaines d’apprenants, où l’on peut apprendre par l’erreur… » Intéressant…
Le site du « bus des technologies » (2), mis en place pour accompagner cette « révolution numérique », pourrait paraître plus précis en disant que de « nouveaux programmes ont été conçus pour l’école maternelle jusqu’au lycée, » ça reste quand même bien vague !
Je souhaite me positionner sur le créneau qui nous est le plus fréquent, à savoir la petite enfance entre 3 et 7-8 ans.
Les études plus précises sur l’apport du numérique pour cette tranche d’âge sont très réservées.
Ofra Korat et Ora Segal-Drori, de l’Université Bar-Ilan (Israël), abordent la question du livre numérique pour les jeunes enfants. D’après eux, les enfants en difficultés d’apprentissage du langage, pourraient tirer profit d’un apprentissage qui intègre plusieurs types de médias plutôt qu’un seul. Cependant, les animations sont souvent trop nombreuses, ou les zones cliquables emmènent l’enfant trop loin de l’histoire, et celui-ci en perd alors le fil conducteur.
Les livres numériques sur le marché sont souvent axés sur le multimédia, les couleurs, les sons et les illustrations, et visent alors plus le divertissement que les apprentissages. Il faut donc trouver des livres numériques spécifiquement conçus, dont le contenu (animations, musique, effets sonores étroitement liés au contenu de l’histoire) en facilite la compréhension, mais même dans ce cas, nos auteurs pensent qu’il faudrait créer des livres numériques capables de capter le niveau de langage et de compréhension de l’enfant. Un tuteur numérique pourrait rendre l’enfant plus attentif à l’histoire.
Nos auteurs suggèrent donc la prudence quant à l’utilisation de ces livres. En matière d’interactivité et d’additions multimédias, « plus rapporte souvent moins ». (3)
Il est intéressant de voir que ces auteurs prennent en compte le niveau de langage de l’enfant. Qui de nous n’a jamais, en lisant un livre avec un enfant, capté dans les yeux de celui-ci, alors qu’il ne pose aucune question, que le mot employé était inconnu ? Pourquoi laisserions nous à une tablette ou à un livre numérique, même très bien fait, ces moments d’échanges entre l’adulte et l’enfant. A quand le « biberon électronique » qui nourrira l’enfant en fonction de ses demandes dans le berceau ?!
N’oublions pas que les enfants en difficulté d’apprentissage du langage ne sont pas toujours ceux des classes sociales défavorisées. On trouve aussi des enfants en difficulté d’apprentissage du langage dans les milieux aisés, quand l’enfant ne trouve pas auprès de lui d’adultes pouvant passer du temps avec lui.
Trop d’enfants sont livrés à eux-mêmes, pour la tranquillité des parents, à des tablettes criardes et au vocabulaire bien pauvre.
Enfin, il est à noter que le numérique à l’école ne fait pas l’unanimité, comme nous l’indique Marie Quénet dans son article paru dans le JDD en 2016. (4)
Selon Philippe Bihouix et Karine Mauvilly, auteurs d’un essai sur « le désastre du numérique » (Éditions du Seuil), le numérique ne permet pas de mieux apprendre. Je cite toujours l’article : « une étude de l’OCDE à partir des résultats de l’enquête Pisa précise que les enfants utilisant très souvent les ordinateurs à l’école obtiennent des résultats bien inférieurs dans la plupart des domaines d’apprentissage ». « Certains élèves laissent tomber quand ils découvrent que la tablette n’est pas un jouet pour s’amuser mais qu’il y a « derrière » des objectifs d’apprentissage ». L’article parle surtout d’enfants du primaire ou du collège. Il me semble qu’utiliser un tablette en classe est un tel changement dans la méthode que les professeurs n’y sont pas forcément tous prêts, ou se sentent bien meilleurs et obtiennent de meilleurs résultats avec les méthodes traditionnelles. Cela sort un peu du sujet de mon article. Je retiens cependant l’avertissement du philosophe Alain Finkielkraut : « avec les tablettes et les ordinateurs, on veut faire croire que les enfants peuvent apprendre sans efforts, en jouant ou en s’amusant. De ce point de vue, ce progrès technique est une régression. L’apprentissage, c’est difficile ».
Je termine avec le psychiatre Serge Tisseron, toujours cité par Marie Quenet, « auteur d’un guide de survie pour accroc aux écrans ». Il exclut le numérique avant 6 ans :
« Les enfants de maternelle ont besoin d’utiliser leurs dix doigts : pliage, découpage, collage… C’est ainsi que se forme le cerveau. Entre 3 et 6 ans, c’est l’âge d’or du développement des capacités manuelles ». Et j’ajoute volontiers, personne ne me contredira, c’est l’âge de l’apprentissage par la motricité. Nos outils donnent des résultats étonnants, jamais une tablette ne remplacera le « câblage » qui se met en place au niveau du cerveau par la concomitance et la synergie des intelligences visuelle, auditive et kinesthésique par le biais de ces outils.
Cependant, dans le cas très précis d’enfants porteurs de handicaps, l’outil numérique peut ouvrir des portes de communications inconnues jusqu’à aujourd’hui, et il serait dommage de s’en priver, quand il en résulte un réel progrès pour l’enfant. Les instituteurs (trices) de l’éducation spécialisée font parfois merveille par ce moyen, et il ne viendrait à l’idée de personne de les empêcher d’utiliser ces nouveaux outils numériques.
J’invite ceux qui veulent approfondir ce sujet à se replonger dans l’expérience de Céline Alvarez (5):
- La suppression des écrans apportait une réelle amélioration de la qualité des apprentissages en classe de maternelle (pages 81-82).
- L’apprentissage auprès d’un plus âgé ou d’un adulte est beaucoup plus performant que le même apprentissage à l’aide d’outils numériques (l’indispensable guidance de l’autre, page 73).
L’apprentissage par le chant, le geste et le rythme contribue à mettre en place les structures mentales qui préparent la découverte du numérique, qui doit apparaitre plus tard dans les apprentissages. Continuons donc à les pratiquer, nous sommes à la pointe de la pédagogie, et en accord parfait avec les études scientifiques les plus récentes en matière de neurosciences.
Qui aurait idée d’apprendre à un enfant à faire du tricycle avant de lui apprendre à marcher ! Il y a des étapes de développement à respecter !
(1) « Le numérique peut-il refonder l’école ? » par Christophe Castro 12/09/2012 – Site Inria, inventeurs du monde numérique.
(2) « Le numérique change les pratiques pédagogiques » 28/08/2017 – sur le site: lebusdes technologies.fr
(3) « Le livre numérique comme outil d’apprentissage du langage et de la littératie pour les jeunes enfants » – à lire dans son entier dans l’Encyclopédie sur le développement du jeune enfant, 2016-2017
(4) Journal du Dimanche – 4 septembre 2016 – « Numérique à l’école, la résistance s’organise », par Marie Quénet.
(5) Céline Alvarez, « Les lois naturelles de l’enfant », 2016