(il est conseillé de lire l’article sur la présentation de la phonomimie avant celui-ci…)
Après de longues années de recherches pédagogiques, Augustin Grosselin a conçu la gestuelle qui correspond à chaque phonème de la langue française. Dès l’origine, l’histoire qui accompagne le geste était assez libre, pour peu qu’elle soit cohérente avec le geste ! Si vous regardez le chant de l’alphabet par Augustin Grosselin, vous constaterez que les histoires sont légèrement différentes de celles fixées par Marie Pape-Carpentier quelques années plus tard. C’est en effet cette dernière, fondatrice des Salles d’Asile au 19è siècle, qui les a fixées dans un livre pour en faire un outil scolaire, petit livre qui sera édité pendant des années, puisqu’on trouve une 45ème édition en 1947 !
Il faut distinguer ce qui est non interchangeable de ce qui peut l’être :
- les gestes accompagnant les sons émis doivent rester inchangés, sinon on court le risque de la « cacophonie gestuelle » quand les enfants changent de classe ou d’école. En cas d’une adaptation dans une autre langue, on crée la phonomimie sur le même principe : on recense tous les phonèmes de la langue, puis on adapte un geste qui a un sens culturellement. Dans un lieu de langue française, mais de culture différente – Guyane, Nouvelle Calédonie, Antilles, Sénégal, Gabon…(1) – on garde les phonèmes et on peut adapter une histoire mieux comprise localement.
- la petite histoire-support peut varier au gré des enfants ou des adultes que l’on enseigne, de même que le prénom-support, tout en gardant les idées d’origine, à savoir : les voyelles sont représentées par des filles, les consonnes par des garçons, et le prénom de l’enfant de l’histoire commence par le phonème étudié, sauf dans les cas où c’est vraiment impossible, comme le « un » de Madame Brun, parce qu’aucun prénom ne commence par le phonème « un » (2). Les changements n’ont d’ailleurs d’intérêt que s’ils permettent de « coller » au plus près du quotidien des « apprenants », en fonction de leur âge ou de leur culture.
Il y a donc une certaine liberté, mais liberté ‘raisonnable’ !
Certains enseignants ‘fabriquent’ leur phonomimie de classe avec des photos de leurs propres élèves. Ça a un côté très sympathique, mais il est alors difficile de modifier les prénoms des enfants. Parfois certains gestes sont modifiés ou faits avec les deux mains. Or il est important que l’enfant fasse toujours le geste avec la main droite, parce que certains gestes n’auraient plus le même sens en changeant de main, comme le ‘é’ qui donne le sens de l’accent, et il est plus facile pour le professeur de contrôler la justesse du geste quand tous le font de la même main. Seul l’enseignant le fait de la main gauche, en miroir.
Pour avoir pris trop de libertés par rapport à la phonomimie, il est maintenant impossible d’utiliser l’excellent travail de Madame Gisèle Besche, qui propose de nombreuses poésies et comptines tout à fait sympathiques mais inutilisables comme telles car basées sur une phonomimie modifiée…
C’est pour avoir modifié à sa guise la phonomimie que Madame Borel-Maisonny a amené la confusion dans les méthodes gestuelles d’apprentissage de la lecture. On peut toutefois lui reconnaître la prise de conscience de l’importance du geste et la mise à la disposition de tous de son travail.
En 1878, Mademoiselle Gaudon écrivit un livre de « Récits enfantins » illustré par Georges Tiret-Bognet, présentant des histoires ou « textes explicatifs servant d’exercices de lecture courante ». On peut encore le trouver sur le site « Gallica » de la BNF, ré-imprimé par Hachette-BNF, ou en réimpression à la demande chez chapitre.com ou la Fnac. Dans ce manuel, on retrouve les histoires accompagnant le geste, mais l’initiale du prénom des enfants ne correspond pas au phonème; cette concordance sera mise en place plus tard comme soutien de la mémoire (2).
Un autre petit livre intitulé « Scènes de l’enfance« , contemporain du précédent, a été dessiné également par Georges Tiret-Bognet. C’est peut-être à partir de ces deux livres que Mesdames Angélique Herrero et Beatriz de Pablo Pena parlent de la phonomimie comme d’une méthode abandonnée à cause de « récits trop moralisants et d’orientation trop catholique » (3).
La phonomimie a su se moderniser tout en étant très fidèle à l’intuition d’origine : plusieurs éditions se sont succédées, dessinées ou sous forme de photos.
La phonomimie est un outil dont l’ancienneté et sa constante utilisation montrent qu’elle a largement fait ses preuves. On peut en moderniser la forme par la présentation (dessins ou photos) mais il convient d’être vigilant, d’en respecter le fond et de ne pas édulcorer le travail d’Augustin Grosselin (4) par des présentations partielles ou fantaisistes, qui lui feraient perdre son efficacité et sa pertinence.
Penser que l’histoire, le geste ou le prénom encombrent l’esprit de l’enfant, c’est entrer dans les critiques du 19è siècle de Mademoiselle Matrat, auxquels ont répondu et Émile Grosselin, et la recherche moderne au sujet des différents profils d’apprentissage.
(1) Pour info, pays officiellement francophones : le Bénin, le Burkina Faso, le Congo- Brazzaville, la Côte d’Ivoire, le Gabon, la Guinée-Conakry, le Mali, le Niger, la République Démocratique du Congo, le Sénégal, le Togo.
Pays multilingues où le français est langue officielle : le Burundi, le Canada, le Cameroun, Centrafrique, les Comores, Djibouti, Haïti, Madagascar, la Mauritanie, le Rwanda, les Seychelles, la Suisse, le Tchad, le Vanuatu.
(2) Les prénoms de la phonomimie n’existaient pas dans la première édition (1871) – or Grosselin est décédé en 1870 , et semblent donc ne pas avoir existé du vivant d’Augustin Grosselin. Ils ne figurent toujours pas dans l’édition de 1878 (3è édition) du Manuel de la Phonomimie. Les prénoms des personnages-supports des petites histoires figurent dans la 8ème édition -non datée- à partir de la page 30 (présentée par l’Institut National des Jeunes Sourds de Bordeaux, à voir ici), et dans les éditions suivantes (pour repère, la 6è édition date de 1905).
(3) « Scènes de l’enfance », illustré par Georges Tiret Bognet , Éditeur Alphonse Picard 1878
(4) Le manuel de phonomimie n’a pas été rédigé comme tel par Augustin Grosselin, mais par son ami, cousin et biographe Louis-Auguste Bourguin* (1800-1880), en 1871, à la demande de M. Perrier, ancien député de la Marne et président de la société pour l’enseignement simultané des enfants sourds et entendants, société fondée par Augustin Grosselin. Ce manuel a été écrit à partir de toutes les notes et conférences d’Augustin Grosselin, avec l’aide des pionnières que furent Marie Pape-Carpentier et Mademoiselle Gaudon.
*Louis-Auguste Bourguin, originaire lui aussi des Ardennes, est un cousin de Grosselin : la grand-mère de l’un est la sœur du grand-père de l’autre. Bourguin sera le parrain du fils de Grosselin, témoin au mariage de sa fille Laure-Adèle en 1860, de son fils Pierre-Camille en 1862, et au mariage de sa petite-fille Claire-Lucie Blondel en 1879, donc après la mort de Augustin Grosselin.