choix manuels de lecture

Petite réflexion à propos de ce document du « Réseau-Canopé », éditeur de ressources pédagogiques dépendant du Ministère de l’Éducation Nationale.

Il s’agit d’un document très intéressant et fouillé, écrit par un groupe de chercheurs. Je ne me permettrais pas  de donner mon avis sur le travail de ces éminents chercheurs, mais juste parler de ce que nous connaissons et pratiquons depuis tant d’années, et qui, dans ce fascicule, est présenté comme « questions en suspens ». La question en suspens, concerne les méthodes d’apprentissage avec « gestes de la main ». Sur ce blog, et sur le terrain, nous travaillons à approfondir et vous présenter des outils qui ont largement fait leurs preuves, et qui vont  dans le sens des découvertes actuelles des neuro-sciences.

Ma réflexion porte sur deux points :

– à quoi servent les gestes de la main ?

Augustin Grosselin a créé sa méthode, ou plus exactement son « procédé phonomimique », au cours du 19è siècle, après avoir cherché comment simplifier cet apprentissage qu’il jugeait difficile, aussi bien du côté de l’enseigné que de l’enseignant. Il a donc mis au point un procédé qui utilise un langage vieux comme le monde : le langage non verbal, le langage du corps. Cela n’a rien à voir avec une mémorisation de gestes qui auraient quelque chose à voir avec la forme de la lettre ou celle de la bouche. Qui pourrait nier que les tribus sans langage écrit communiquent par langage gestuel ? Il suffirait de relire les conclusions de l’anthropologue Marcel JOUSSE, qui filma les dernières tribus indigènes au début du 20è siècle.(1)

Madame Borel-Maisonny a transformé la phonomimie de Grosselin en méthode de rééducation, et donc a abandonné l’intuition de Grosselin. Or la Méthode Borel-Maisonny a pris beaucoup de places dans les écoles, avec des résultats que je ne suis pas en mesure de commenter. Par contre, parler de Augustin Grosselin est plus dans mes compétences, parce que cela fait 20 ans que nous l’utilisons avec de multiples publics et avec toujours d’excellents résultats.

Pourquoi le procédé de Grosselin marche-t-il? Parce qu’il part de ce que les enfants connaissent, et comment ils l’expriment. Ils font des gestes pour raconter leurs jeux, leurs découvertes… Grosselin a eu l’idée de mettre ces gestes des enfants sur les phonèmes de la langue française. Il ne s’agit donc pas d’un ‘code supplémentaire’ à apprendre, puisqu’il s’agit d’un code déjà connu et utilisé par les enfants.

Et dire que cette ‘gestuelle’ pourrait ‘peut-être’ convenir aux enfants malentendants est une erreur historique, et une erreur tout court. Augustin Grosselin a créé sa Méthode pour les enfants des salles d’asile créées par Marie PAPE-CARPANTIER, et cela marchait tellement bien qu’elle a été primée lors de l’Exposition universelle de Paris de 1867. Il se trouve qu’un jour, dans une salle d’asile, se trouvait une enfant sourde qui réussit par ce moyen à apprendre à lire. Donc le « peut-être » pour les enfants sourds – et j’ajoute, les enfants cérébro-lésés, me parait injuste. Çà a d’ailleurs tellement bien marché avec les enfants sourds, que l’idée que la méthode avait été créée pour les enfants sourds a souvent pris le dessus. Il est pourtant clairement écrit par le biographe de GROSSELIN, l’année même de la mort de celui-ci, qu’il n’avait en vue en créant sa méthode que les enfants entendants ! (2)

L’objection est ancienne : Mademoiselle MATRAT, inspectrice générale, en 1882, disait déjà que la phonomimie de Grosselin risquait d’encombrer l’esprit des enfants !(3)

– manque de littérature sur le sujet :

Stanislas DEHAENE est un chercheur éminent et qui fait vraiment autorité en matière de recherche sur l’apprentissage de la lecture. Je regrette qu’il ne mentionne pas l’étude de André DEHANT, de l’université de Louvain, publiée en 1968. Son étude comparative très fouillée se conclue par le constat que les méthodes gestuelles sont celles qui ont les meilleurs résultats.(4)

Les neuro-sciences ont beaucoup contribué à mettre en avant les « profils d’apprentissage ». Il est clairement établi que la population se partage entre « visuels », « auditifs » et « kinesthésiques ». Il me parait donc aisé de comprendre qu’un enfant auditif ou kinesthésique aura des difficultés avec un apprentissage purement visuel. Augustin GROSSELIN, qui ne disposait pas des découvertes des neuro-sciences, en avait bien pressenti l’importance, quand il disait :

« L’idéal pour une méthode d’enseignement pour le premier âge de la vie, c’est d’y faire concourir l’ OUÏE, la VUE et le TOUCHER, c’est à dire les trois sens qui sont les principaux instruments de l’intelligence et de la mémoire, et qui n’agissent dans la plénitude de leur puissance que lorsqu’ils interviennent simultanément« .

Si je devais me permettre un avis sur le choix d’un manuel, je dirais juste que le meilleur serait celui qui s’adresse à TOUS les profils d’apprentissage, et là je crois qu’il y a déjà beaucoup moins de manuels en lice!


(1) Marcel JOUSSE, » L’anthropologie du geste »  Pour Jousse : le geste est indispensable à l’acquisition du langage, comme le montre cette petite animation montrant la rencontre du Père Jousse avec un chef Sioux.

(2) « Augustin GROSSELIN, notice biographique »,  Louis-Auguste BOURGUIN – Ed.Alphonse Picard – 1870

(3) »Quelques mots sur la phonomimie »,  Émile GROSSELIN – Editions Alphonse Picard – 1882

(4) « Étude expérimentale des Méthodes d’apprentissage de la lecture », André DEHANT – Université de Louvain – 1968